Ceci est ma légende
Il y avait le visage de sa mère, vieux et ridé avant l’âge, le corps fatigué depuis toujours. Une grossesse, un enfant et une vie entière de travail, voilà pour stigmatiser celle qui, en son temps, fut une femme courtisée. Oui, il y avait le visage de sa mère, et puis sa voix aussi, aussi douce que lasse. Elle la priait elle, chair de sa chair, sang de son sang, fruit de ses entrailles, de l’écouter et de cesser cette folie. Pas besoin de plus de beauté qu’il n’en faut pour survivre et la vie pourrait être tellement plus simple si Cléophée se décidait enfin à agir avec sagesse !
Ainsi étaient toutes leurs conversations : une femme avait vu les étoiles s’écrouler tandis que l’autre, plus jeune, avait encore pour espoir de les attraper, et qu’y a-t-il à dire de plus ? Cléophée aimait sa mère, aimait son père, mais ne voulait pas de cela. Une vie sans parure ni beauté, une vie où les mains s’écorchaient à force de travail et où l’on ne pouvait avoir le temps d’aimer. Elle était jeune, elle était sotte aussi à désirer la lumière d’un soleil bien différent de celui sous lequel elle était née, malheureusement rien ne pouvait la faire changer d’avis.
Oh les mots de sa mère, soudain tranchants et dénués d’affection, comment y survivre ?!
« Laisse la beauté et l’intelligence aux déesses, ces cadeaux là ne sont pas pour toi. Tu risques d’attirer le malheur et la honte sur notre maison, et rien de plus ! N’oublie pas que même Aphrodite aux nombreux charmes fut mariée au dieu des artisans… »Elle n’oubliait pas, non. Chaque jour, chaque seconde, chaque minute était un rappel constant en son cœur et en son corps d’un futur qu’elle détestait. Fille d’artisan, femme d’artisan… Pour toujours la boue et la saleté ? Elle était belle, Cléophée le savait. Oui, elle était belle…
Elle se souvenait d’une route aux environs d’Athènes, un jour de chaleur. Pieds nus, visage au vent, bras chargés, Cléophée rentrait vers la cité. Cela aurait pu s’arrêter là s’il n’y avait eu un cavalier venant dans le sens opposé. Il avait arrêté son cheval au petit trot pour regarder l’adolescente avec curiosité, silencieux et immobile sur le grand cheval noir. On aurait pu le prendre pour Ares en personne de par la dureté de ses yeux et la beauté de sa figure, mais Cléophée doutait que le dieu de la guerre eut trouvé un quelconque intérêt à apparaître sur son chemin. Non, il s’agissait simplement d’un cavalier noble et bien paré… La jeune fille connaissait les soldats, les rustres, les hoplites, ceux qu’il ne fallait pas croiser à la sortie des tavernes. Elle ne savait que peu de choses de ces hommes bien nés, droits sur leurs chevaux, majestueux et souverains et prêts à conquérir jusqu’à l’Olympe elle-même.
«Tu es bien jolie, fille des rues et des champs… » Ses yeux semblaient sincères, il ne semblait y avoir nulle offense à son compliment. Pour un instant étrangère à elle-même, Cléophée ne bougea point, jusqu’à ce qu’il la salue d’un signe de tête et s’en aille, éperonnant son cheval. Elle, elle ferma les yeux au bruit des sabots, les mains crispées sur les paniers qu’elle transportait. Hélas, cela était trop tard….
Elle aurait voulu se retourner, se détacher de son corps et courir à perdre haleine jusqu’au cavalier. Elle aurait voulu monter en croupe derrière lui, s’agripper à son dos et partir loin de tout, oh Dieux ! Elle était belle et jamais ne le resterait, le travail lui enlèverait bientôt tout espoir de charme, de même que la promesse d’enfants à venir si on la mariait. Elle ne voulait pas, elle voulait être belle, être jeune et si les hommes avaient le droit de se prendre pour des dieux, un cheval entre leurs cuisses et une épée à la main, alors pourquoi ne serait-elle pas déesse ou princesse avec un miroir et des bijoux ?
Petite, on la trouvait rusée et finaude, et cela aurait très bien pu s’arrêter là s’il n’y avait eu cette rencontre à l’aube d’un soir naissant. Cléophée se souvenait du soleil, de la chaleur, du poids des paniers entre ses bras, de l’odeur de cuir et de cheval, des yeux de l’homme… « Tu es bien jolie… ».
Elle l’était, elle l’était toujours.
Oh Dieux….
Sur une route de poussière, deux yeux sombres lui avaient volé ce qu’il y avait d’innocent en son être. Ne restait plus qu’un fruit amer avant d’être cueilli et la sensation de mort sous ses pieds… Désormais chaque pièce était une prison où les murs attendaient de la dévorer vivante pour ne laisser qu’une vieille femme momifiée, usée par une vie qu’elle n’avait même pas encore eu le temps d’avoir. Parce que le monde est ainsi, et qu’elle ne le voulait pas…
Elle essaya d’être intelligente, Cléophée, elle qui apparemment était assez belle pour qu’un homme habitué à la beauté solaire des filles de la noblesse, la remarque à son tour. Oui, elle essaya d’être intelligente, que son esprit apprenne à charmer autrui lui aussi, et quel homme désormais pourrait la satisfaire, elle qui avait des soleils morts en ses yeux ? D’une certaine façon, Ares était bel et bien apparu sur son chemin, lui offrant épée et bouclier pour partir en guerre.
En guerre contre elle-même, contre ce qu’elle ne voulait devenir. Alors vint la colère, envers le monde, envers elle, envers ses parents et dès lors, nul ne put la comprendre. Elle n’avait pas d’armes, elle n’avait pas d’armes autre que son visage et son caractère, elle n’avait pas d’armes et rêvait de richesses, de pouvoir…
La douceur laissa alors place au dédain, l’intelligence se fit vipérine et chacune de ses erreurs fut reniée et oubliée. Il n’y avait pas de place pour les regrets, les pardons, il n’y avait pas de place pour faire marche arrière car le temps manquait.
Elle était si aimable pourtant autrefois, avec ses sourires et son ardeur à la tâche. A quoi cela sert d’apprendre, à quoi cela sert de vouloir se brûler les ailes ? Il n’y avait nul professeur à blâmer si ce n’est la vie elle-même. Cléophée s’était toujours débrouillée pour tout faire seule.
Pauvre tête de mule… Et que voit-elle, cette princesse sans royaume ni couronne, à l’heure du crépuscule et des palais de minuit ? Que voit-elle après une journée de travail, lorsque le spectre de l’enfant qu’elle fut se retrouva également obligée à aider ? Il y a ce miroir qu’elle avait tant économisé pour acheter, elle a ce miroir dans laquelle elle se regarde, elle se coiffe, elle se pare.
Il y a ce miroir, mais non point de prince. Alors la nuit se fait noire dans le fond de ses yeux et tous ces joyaux de coquetterie ne pourront effacer ce goût de ténèbre en elle. Qu’importe l’enthousiasme, elle est solaire certes, et souvent de nombreux regards se retournent à son passage, mais ce soleil n’est-il pas aussi noir que celui des mélancolies à venir ?
Les années passent sans promesse ni mariage, il y a ce bonheur qui s’échappe…
Et le souvenir inconnu d’un cavalier, à l’approche d’un soir d’été….
Elle n'est rien d'autre que le cygne mourant qui chante, pris dans la glace de ses désirs.